• Ecrivains voyageurs (et non-voyageurs) par J.L. Gouraud
Il faut lire le merveilleux petit livre de Gilles Lapouge, L’encre du voyageur (Albin Michel, 2007) pour des tas de raisons - c’est un véritable bijou, un diamant, brillant de mille feux -, l’une d’elles étant la façon irrésistiblement drôle
dont il raconte comment il a été enrôlé, « à l’insu de son plein gré », comme il ne le dit heureusement pas (car lui, au moins, il sait manier la langue) dans la catégorie de ce qu’on appelle les « écrivains-voyageurs ». Une variété nouvelle, inventée par Michel Le Bris, le fondateur du plus sympathique salon littéraire de France et de Navarre (sa Navarre à lui va jusqu’à Sarajevo, jusqu’à Bamako, et même jusqu’à Missoula, au Montana !) - qui fut moins heureux, hélas, lorsqu’il voulut lancer un nouveau « concept » (tu parles…) destiné à remplacer le terme de francophonie par celui, plus barbare encore, de « littérature-monde ». Mais bref.
Revenons au récit de Lapouge : « Depuis quelques années, écrit-il, nous disposons, grâce au festival de Saint-Malo, d’une nouvelle espèce littéraire, celle des écrivains-voyageurs. C’est une peuplade en plein boom, car elle est favorisée à la fois par l’esprit du temps et par la mise au point d’aéroplanes excellents. » Le ton est donné. Plus loin, il précise : « Un jour, ils m’ont mis dans les écrivains-voyageurs. Je n’avais pas vu venir le coup, mais j’ai conservé mon sang-froid. (…) Une fois accueilli dans la compagnie, j’ai fait amitié avec des tas de voyageurs. (…) Leur commerce m’a enrichi. Ces gens-là prennent tout le temps le bateau ou l’avion. Ils ont des sacs d’anecdotes. Ils parlent bien. Il suffit de les secouer et dix histoires tombent de leurs têtes. Pour moi, j’avais beau me secouer, je n’avais rien à raconter, faute d’expérience. »
Comme on le devine, il ne s’agit là , bien sûr, que d’une coquetterie d’auteur. Car Gilles Lapouge, au contraire, a mille choses à raconter - il les raconte d’ailleurs très bien - et a beaucoup voyagé : en Algérie, où il a grandi ; au Brésil, où il a vécu ; en Islande, en Inde, ailleurs encore… Sans compter les voyages autour de sa chambre, sans parler des pérégrinations circumplanétaire auxquelles il s’est livré, des années durant, sur « France-Culture », en animant une émission dont le titre, En étrange pays, s’inspire de celui d’un recueil de poèmes de Louis Aragon, dans laquelle il invita quantité de ses collègues partageant leur énergie entre écriture et déplacements. Car, comme il le reconnaît lui-même, « aujourd’hui, les écrivains voyageurs pullulent. On ne sait plus où les mettre. »
Au point que l’écrivain non-voyageur est devenu une rareté. Presque une bizarrerie. J’ai la chance d’en connaître au moins un : Jean-Loup Trassard. Voilà un vrai grand écrivain qui, pour une fois, ne bouge pas, déteste l’avion et considère comme une véritable corvée le fait de quitter son village de la Mayenne (Saint Hilaire du Maine), ne fût-ce que pour se rendre à Paris ou à Cognac, où se trouvent ses deux éditeurs, Gallimard et Le-temps-qu’il-fait.
Une fois, tout de même, Trassard a voulu essayer. C’était dans les années 80. Il a pris le train jusqu’à Moscou, puis s’est baladé ainsi, pendant quelques semaines, dans la Russie profonde - on était encore aux temps soviétiques - de kolkhoses en sovkhoses.
-De ce paisible voyage, il a tiré un très joli livre, plein de tendresse pour les gens (et les bêtes) rencontrés au détour des chemins - généralement défoncés - sur lesquels l’avait entraîné son inénarrable interprète, le dénommé Sergueï Popov. À ce livre, il donna un titre - Campagnes de Russie - à double sens, dont un des deux évoque ce qui fut certainement pour lui une grande aventure. Presque une épopée.
Une épopée : Jean-Loup Trassard en raconte une autre, dans un de ses romans, La déménagerie (Gallimard, 2004). Il y fait le récit - épique, en effet - du déménagement d’une famille de cultivateurs sous l’occupation allemande : un paysan, sa femme, leurs sept enfants et leurs bestiaux quittent un beau jour leur petite ferme de la Mayenne pour s’installer à une centaine de kilomètres de là , autant dire au bout du monde : dans la Sarthe. De ce simple changement de lieu de travail et d’habitation, Trassard parvient à faire une sorte d’odyssée.
Pour Trassard, le moindre déplacement, on l’a compris, est une véritable épreuve. Parfois, pourtant, il se dit que ce n’est pas normal, qu’il faut essayer encore. Récemment, il a tenté le coup. Il est parti en Sicile, espérant y voir ce que tous les guides touristiques prétendent être « les plus belles ruines grecques de la Méditerranée ». Il en est revenu exaspéré. Au dos d’une carte postale, représentant le temple de Junon, à Agrigente, il m’écrit « les théâtres grecs que je voulais photographier sont recouverts de planches pour des spectacles; j’enrage mais en vain, et il ne fait même pas très beau, souvent gris. Vraiment je ne suis pas fait pour voyager ! Heureusement retour au potager de la Mayenne (dans 5 jours) après errances dans Palerme. »
S’il y a des écrivains-voyageurs, genre Lapouge, il faut admettre qu’il puisse y avoir des écrivains non-voyageurs, des anti écrivains-voyageurs, des écrivains anti-voyages. Prototype : Jean-Loup Trassard. Et, contrairement à ce qu’insinue Michel Le Bris, il n’est pas nécessaire d’être un voyageur pour savoir écrire, ni d’être un aventurier pour avoir des choses à raconter. On peut être un piètre voyageur et un excellent écrivain. La preuve : Jean-Loup Trassard encore.
Cette preuve, Trassard nous la donne en tout cas, pour la énième fois (une quinzaine d’ouvrages au Temps-qu’il-fait, une dizaine chez Gallimard), avec Sanzaki (Le-temps-qu’il-fait, 2008), une sorte de « policier rural », comme il le définit lui-même, avec l’omniprésence rassurante de belles et bonnes juments de trait. Illustré de quelques photos (Trassard est aussi un très bon photographe, utilisant de préférence le noir-et-blanc), il s’agit du récit, en une vingtaine de micro-chapitres, des roublardises d’un paysan qui distille et transporte l’alcool en secret, afin d’échapper à la vindicte de la gendarmerie et aux taxes des services fiscaux.
En ces temps où, comme l’écrit Lapouge, il faut cataloguer les écrivains, les diviser en catégories, comment qualifier Trassard ? D’écrivain-paysan ? De laboureur-écrivant ? D’auteur-rustique ? Je proposerais plutôt, pour l’opposer à tous les agités du petit monde des lettres, une expression poétique telle que pérégrin-immobile; rassurante, style aventurier-du-bocage ; ou paradoxale, genre nomade-sédentaire. On comprend, à ces hésitations, la difficulté qu’il y aurait à classer un homme qui, comme tous les vrais grands écrivains, est inclassable.
J.-L. G.
Revenons au récit de Lapouge : « Depuis quelques années, écrit-il, nous disposons, grâce au festival de Saint-Malo, d’une nouvelle espèce littéraire, celle des écrivains-voyageurs. C’est une peuplade en plein boom, car elle est favorisée à la fois par l’esprit du temps et par la mise au point d’aéroplanes excellents. » Le ton est donné. Plus loin, il précise : « Un jour, ils m’ont mis dans les écrivains-voyageurs. Je n’avais pas vu venir le coup, mais j’ai conservé mon sang-froid. (…) Une fois accueilli dans la compagnie, j’ai fait amitié avec des tas de voyageurs. (…) Leur commerce m’a enrichi. Ces gens-là prennent tout le temps le bateau ou l’avion. Ils ont des sacs d’anecdotes. Ils parlent bien. Il suffit de les secouer et dix histoires tombent de leurs têtes. Pour moi, j’avais beau me secouer, je n’avais rien à raconter, faute d’expérience. »
Comme on le devine, il ne s’agit là , bien sûr, que d’une coquetterie d’auteur. Car Gilles Lapouge, au contraire, a mille choses à raconter - il les raconte d’ailleurs très bien - et a beaucoup voyagé : en Algérie, où il a grandi ; au Brésil, où il a vécu ; en Islande, en Inde, ailleurs encore… Sans compter les voyages autour de sa chambre, sans parler des pérégrinations circumplanétaire auxquelles il s’est livré, des années durant, sur « France-Culture », en animant une émission dont le titre, En étrange pays, s’inspire de celui d’un recueil de poèmes de Louis Aragon, dans laquelle il invita quantité de ses collègues partageant leur énergie entre écriture et déplacements. Car, comme il le reconnaît lui-même, « aujourd’hui, les écrivains voyageurs pullulent. On ne sait plus où les mettre. »
Au point que l’écrivain non-voyageur est devenu une rareté. Presque une bizarrerie. J’ai la chance d’en connaître au moins un : Jean-Loup Trassard. Voilà un vrai grand écrivain qui, pour une fois, ne bouge pas, déteste l’avion et considère comme une véritable corvée le fait de quitter son village de la Mayenne (Saint Hilaire du Maine), ne fût-ce que pour se rendre à Paris ou à Cognac, où se trouvent ses deux éditeurs, Gallimard et Le-temps-qu’il-fait.
Une fois, tout de même, Trassard a voulu essayer. C’était dans les années 80. Il a pris le train jusqu’à Moscou, puis s’est baladé ainsi, pendant quelques semaines, dans la Russie profonde - on était encore aux temps soviétiques - de kolkhoses en sovkhoses.
-De ce paisible voyage, il a tiré un très joli livre, plein de tendresse pour les gens (et les bêtes) rencontrés au détour des chemins - généralement défoncés - sur lesquels l’avait entraîné son inénarrable interprète, le dénommé Sergueï Popov. À ce livre, il donna un titre - Campagnes de Russie - à double sens, dont un des deux évoque ce qui fut certainement pour lui une grande aventure. Presque une épopée.
Une épopée : Jean-Loup Trassard en raconte une autre, dans un de ses romans, La déménagerie (Gallimard, 2004). Il y fait le récit - épique, en effet - du déménagement d’une famille de cultivateurs sous l’occupation allemande : un paysan, sa femme, leurs sept enfants et leurs bestiaux quittent un beau jour leur petite ferme de la Mayenne pour s’installer à une centaine de kilomètres de là , autant dire au bout du monde : dans la Sarthe. De ce simple changement de lieu de travail et d’habitation, Trassard parvient à faire une sorte d’odyssée.
Pour Trassard, le moindre déplacement, on l’a compris, est une véritable épreuve. Parfois, pourtant, il se dit que ce n’est pas normal, qu’il faut essayer encore. Récemment, il a tenté le coup. Il est parti en Sicile, espérant y voir ce que tous les guides touristiques prétendent être « les plus belles ruines grecques de la Méditerranée ». Il en est revenu exaspéré. Au dos d’une carte postale, représentant le temple de Junon, à Agrigente, il m’écrit « les théâtres grecs que je voulais photographier sont recouverts de planches pour des spectacles; j’enrage mais en vain, et il ne fait même pas très beau, souvent gris. Vraiment je ne suis pas fait pour voyager ! Heureusement retour au potager de la Mayenne (dans 5 jours) après errances dans Palerme. »
S’il y a des écrivains-voyageurs, genre Lapouge, il faut admettre qu’il puisse y avoir des écrivains non-voyageurs, des anti écrivains-voyageurs, des écrivains anti-voyages. Prototype : Jean-Loup Trassard. Et, contrairement à ce qu’insinue Michel Le Bris, il n’est pas nécessaire d’être un voyageur pour savoir écrire, ni d’être un aventurier pour avoir des choses à raconter. On peut être un piètre voyageur et un excellent écrivain. La preuve : Jean-Loup Trassard encore.
Cette preuve, Trassard nous la donne en tout cas, pour la énième fois (une quinzaine d’ouvrages au Temps-qu’il-fait, une dizaine chez Gallimard), avec Sanzaki (Le-temps-qu’il-fait, 2008), une sorte de « policier rural », comme il le définit lui-même, avec l’omniprésence rassurante de belles et bonnes juments de trait. Illustré de quelques photos (Trassard est aussi un très bon photographe, utilisant de préférence le noir-et-blanc), il s’agit du récit, en une vingtaine de micro-chapitres, des roublardises d’un paysan qui distille et transporte l’alcool en secret, afin d’échapper à la vindicte de la gendarmerie et aux taxes des services fiscaux.
En ces temps où, comme l’écrit Lapouge, il faut cataloguer les écrivains, les diviser en catégories, comment qualifier Trassard ? D’écrivain-paysan ? De laboureur-écrivant ? D’auteur-rustique ? Je proposerais plutôt, pour l’opposer à tous les agités du petit monde des lettres, une expression poétique telle que pérégrin-immobile; rassurante, style aventurier-du-bocage ; ou paradoxale, genre nomade-sédentaire. On comprend, à ces hésitations, la difficulté qu’il y aurait à classer un homme qui, comme tous les vrais grands écrivains, est inclassable.
J.-L. G.
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