Sa Majesté Le Lac Baïkal par Jean-Louis Gouraud
Une bonne nouvelle n’arrive jamais seule. Coup sur coup, j’apprends qu’on a pris – enfin ! – les mesures qu’il fallait pour cesser de polluer le Baïkal, le lac le plus pur du monde. Et que Transboréal (petit-éditeur-deviendra-grand-si-dieu-lui-prête-vie)
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vient de consacrer à cet endroit, le plus beau du monde, un album illustré, cartonné, et surtout sylvain-tessoné.
Explications.
Quand j’étais petit garçon, tandis que d’autres, genre Michel Sardou, récitaient leurs leçons « en chantant », je rêvassais devant les planisphères. En balayant du regard les immensités vert-sombre censées représenter la taïga soviétique, mon œil s’arrêtait sur une petite égratignure bleue : le lac Baïkal. J’avais un bon prof de géo, qui savait frapper les esprits juvéniles, et leur donner ainsi du goût pour sa discipline, jugée en général plutôt rébarbative. Ce lac, me dit-il, un de plus étendus de la planète, occupe une surface équivalente à celle de la Belgique. Un lac sibérien vaste comme un pays européen ! Cette comparaison marqua à jamais mon imagination.
Plus grand, je n’eus de cesse, évidemment, que d’aller voir ça de plus près. La documentation touristique fournie à l’époque par les Soviétiques n’était guère attrayante pour le commun des mortels. Elle contenait surtout des statistiques sur la production d’électricité des barrages, la productivité des kolkhozes, ou le nombre de têtes de bétail par habitant. Je la trouvai pourtant passionnante lorsqu’elle précisait que ce fameux lac contient à lui tout seul un cinquième des réserves mondiales d’eau douce ! Que plus de trois cents cours d’eau s’y jettent, alors qu’une seule rivière, l’Angara, en ressort. Que si, par supposition, le lac se trouvait un jour vide, il faudrait à ces trois cents cours d’eau plus de quatre siècles pour le remplir à nouveau ! Et toutes sortes d’autres choses extraordinaires de ce genre.
Aussi, une de mes premières lointaines escapades consista-t-elle à m’arrêter longuement à Irkoutsk, chef lieu de la Sibérie orientale, situé non loin – une soixantaine de kilomètres seulement – du lac, avant de me rendre, par le transsibérien bien sûr, à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, autre lieu de tous mes fantasmes depuis que mon prof de géo m’avait dit que c’était « le seul pays au monde où les chevaux sont plus nombreux que les hommes. »
Ce fut le coup de foudre. À la différence, toutefois, des coups foudre amoureux, celui-ci se révéla durable. Il dure encore. Une bonne demi-douzaine de fois, je suis retourné là -bas. J’ai même songé à m’y installer, à transformer un camp de pionniers abandonné en base de tourisme équestre, près de Bolgoloousnoye, sur la rive occidentale du lac ; ou, plus romantique encore, à y acheter une vieille isba dans un village délabré de Bouriatie appelé Gremiatchinsk, sur la rive orientale, pour y passer le reste de mes jours, avec un cheval et un fusil. Une bonne demi-douzaine de fois, je suis allé voir Sa Majesté le Baïkal dans ses différents atours, sous ses aspects changeants, en été, au printemps, en hiver – où le thermomètre tombe, sans crier gare, à moins dix, moins vingt, moins trente... Et surtout en automne, ma saison préférée : plus de tiques ni de moustiques, ni trop chaud ni trop froid, et une infinité de couleurs. J’ai ainsi longé ses rives à cheval ; inventorié ses richesses naturelles en arpentant la Bargouzine ; caboté, une semaine durant, long de ses côtes ; exploré à pied le pourtour de la plus vaste de ses îles (Olkhon). Ce fut chaque fois un immense bonheur, un sentiment de plénitude, une sensation de proximité avec l’infini, l’éternel, l’absolu.
En feuilletant le beau-livre que Transboréal vient d’éditer, « Lac Baïkal, visions de coureurs de taïga », j’ai retrouvé un peu de cette satisfaction. Les photos de Thomas Goisque rendent bien compte de la grandeur et de la beauté des lieux, en restituent fidèlement l’incroyable variété des couleurs : le rouge des falaises de Solnitchnaïa, l’or des arbres en octobre, le bleu diamant des éclats de glace qui surgissent du lac gelé. Surtout, il ne s’en tient pas aux seuls paysages : il a compris que l’autre richesse de ce pays, ce sont ses habitants pour lesquels il a manifestement une forte empathie, une sorte de tendresse qui donne aux personnages dont il a tiré le portrait, une vraie proximité : la trogne burinée d’un garde-chasse, le visage lisse d’une gamine aux yeux couleur du ciel, le bon regard d’une babouchka bouriate (ou la joie de vivre de la Sibylle emmitouflée trinquant au Mouton-Cadet).
Certes, j’aurais aimé y voir aussi quelques portraits de chevaux : trois fois seulement, page 27, page 71 et page 89, on aperçoit dans le décor un de ces animaux dont le rôle, pourtant, est essentiel en Baïkalie. Mais, de toute évidence, Thomas préfère photographier – ce que je comprends parfaitement – les jeunes filles, de préférence à moitié nues, comme ces étudiantes, fort gracieuses en effet, barbotant dans des eaux naturellement chaudes de Khalkouss. Scène qui présente en outre l’avantage d’offrir à Sylvain Tesson l’occasion de poser, en légende, une question comme il les aime : « Comment rendre sulfureuses des eaux sulfuriques ? »
Bien que les textes qui accompagnent les photos dans ce genre d’ouvrage ne soient généralement pas faits pour être lus, il faut ici faire une exception. Rédigés par Sylvain Tesson, dont on sent aussitôt la patte (d’ours), ils valent leur pesant d’omoul. Sylvain a l’art d’être sérieux et drôle en même temps. Son texte, à la fois sensible et très documenté, mêle avec intelligence et sans pédanterie aucune histoire et géographie, physique et littérature, anecdotes amusantes et considérations générales qui finissent par donner une idée précise (et juste) de ce pays, de ces gens, et de cette fameuse âme russe qui, à la fois, nous déconcerte et nous séduit.
En bon géographe, et en amoureux véritable du Baïkal, Sylvain Tesson s’alarme quelque part des dangers qui le menacent. Le principal était la pollution entraînée par le déversement dans ses eaux limpides des déjections d’une gigantesque usine de cellulose et de pâte à papier, située à l’extrémité sud. Depuis octobre – c’est la seconde bonne nouvelle dont je parlais au début – le combinat a cessé – définitivement semble-t-il – de fonctionner. Grâce à quoi le Baïkal restera le lac le plus pur du monde, dans lequel les ours pourront continuer à venir se désaltérer, les phoques d’eau douce à batifoler, les mille variétés de bestioles copépodes ou amphipodes, qui assurent « la propreté des eaux en même temps qu’elles en témoignent », à prospérer, et l’omoul, ce délicieux poisson qui constitue la base de l’alimentation des habitants du pourtour baïkalien, d’y proliférer à nouveau.
Explications.
Quand j’étais petit garçon, tandis que d’autres, genre Michel Sardou, récitaient leurs leçons « en chantant », je rêvassais devant les planisphères. En balayant du regard les immensités vert-sombre censées représenter la taïga soviétique, mon œil s’arrêtait sur une petite égratignure bleue : le lac Baïkal. J’avais un bon prof de géo, qui savait frapper les esprits juvéniles, et leur donner ainsi du goût pour sa discipline, jugée en général plutôt rébarbative. Ce lac, me dit-il, un de plus étendus de la planète, occupe une surface équivalente à celle de la Belgique. Un lac sibérien vaste comme un pays européen ! Cette comparaison marqua à jamais mon imagination.
Plus grand, je n’eus de cesse, évidemment, que d’aller voir ça de plus près. La documentation touristique fournie à l’époque par les Soviétiques n’était guère attrayante pour le commun des mortels. Elle contenait surtout des statistiques sur la production d’électricité des barrages, la productivité des kolkhozes, ou le nombre de têtes de bétail par habitant. Je la trouvai pourtant passionnante lorsqu’elle précisait que ce fameux lac contient à lui tout seul un cinquième des réserves mondiales d’eau douce ! Que plus de trois cents cours d’eau s’y jettent, alors qu’une seule rivière, l’Angara, en ressort. Que si, par supposition, le lac se trouvait un jour vide, il faudrait à ces trois cents cours d’eau plus de quatre siècles pour le remplir à nouveau ! Et toutes sortes d’autres choses extraordinaires de ce genre.
Aussi, une de mes premières lointaines escapades consista-t-elle à m’arrêter longuement à Irkoutsk, chef lieu de la Sibérie orientale, situé non loin – une soixantaine de kilomètres seulement – du lac, avant de me rendre, par le transsibérien bien sûr, à Oulan-Bator, capitale de la Mongolie, autre lieu de tous mes fantasmes depuis que mon prof de géo m’avait dit que c’était « le seul pays au monde où les chevaux sont plus nombreux que les hommes. »
Ce fut le coup de foudre. À la différence, toutefois, des coups foudre amoureux, celui-ci se révéla durable. Il dure encore. Une bonne demi-douzaine de fois, je suis retourné là -bas. J’ai même songé à m’y installer, à transformer un camp de pionniers abandonné en base de tourisme équestre, près de Bolgoloousnoye, sur la rive occidentale du lac ; ou, plus romantique encore, à y acheter une vieille isba dans un village délabré de Bouriatie appelé Gremiatchinsk, sur la rive orientale, pour y passer le reste de mes jours, avec un cheval et un fusil. Une bonne demi-douzaine de fois, je suis allé voir Sa Majesté le Baïkal dans ses différents atours, sous ses aspects changeants, en été, au printemps, en hiver – où le thermomètre tombe, sans crier gare, à moins dix, moins vingt, moins trente... Et surtout en automne, ma saison préférée : plus de tiques ni de moustiques, ni trop chaud ni trop froid, et une infinité de couleurs. J’ai ainsi longé ses rives à cheval ; inventorié ses richesses naturelles en arpentant la Bargouzine ; caboté, une semaine durant, long de ses côtes ; exploré à pied le pourtour de la plus vaste de ses îles (Olkhon). Ce fut chaque fois un immense bonheur, un sentiment de plénitude, une sensation de proximité avec l’infini, l’éternel, l’absolu.
En feuilletant le beau-livre que Transboréal vient d’éditer, « Lac Baïkal, visions de coureurs de taïga », j’ai retrouvé un peu de cette satisfaction. Les photos de Thomas Goisque rendent bien compte de la grandeur et de la beauté des lieux, en restituent fidèlement l’incroyable variété des couleurs : le rouge des falaises de Solnitchnaïa, l’or des arbres en octobre, le bleu diamant des éclats de glace qui surgissent du lac gelé. Surtout, il ne s’en tient pas aux seuls paysages : il a compris que l’autre richesse de ce pays, ce sont ses habitants pour lesquels il a manifestement une forte empathie, une sorte de tendresse qui donne aux personnages dont il a tiré le portrait, une vraie proximité : la trogne burinée d’un garde-chasse, le visage lisse d’une gamine aux yeux couleur du ciel, le bon regard d’une babouchka bouriate (ou la joie de vivre de la Sibylle emmitouflée trinquant au Mouton-Cadet).
Certes, j’aurais aimé y voir aussi quelques portraits de chevaux : trois fois seulement, page 27, page 71 et page 89, on aperçoit dans le décor un de ces animaux dont le rôle, pourtant, est essentiel en Baïkalie. Mais, de toute évidence, Thomas préfère photographier – ce que je comprends parfaitement – les jeunes filles, de préférence à moitié nues, comme ces étudiantes, fort gracieuses en effet, barbotant dans des eaux naturellement chaudes de Khalkouss. Scène qui présente en outre l’avantage d’offrir à Sylvain Tesson l’occasion de poser, en légende, une question comme il les aime : « Comment rendre sulfureuses des eaux sulfuriques ? »
Bien que les textes qui accompagnent les photos dans ce genre d’ouvrage ne soient généralement pas faits pour être lus, il faut ici faire une exception. Rédigés par Sylvain Tesson, dont on sent aussitôt la patte (d’ours), ils valent leur pesant d’omoul. Sylvain a l’art d’être sérieux et drôle en même temps. Son texte, à la fois sensible et très documenté, mêle avec intelligence et sans pédanterie aucune histoire et géographie, physique et littérature, anecdotes amusantes et considérations générales qui finissent par donner une idée précise (et juste) de ce pays, de ces gens, et de cette fameuse âme russe qui, à la fois, nous déconcerte et nous séduit.
En bon géographe, et en amoureux véritable du Baïkal, Sylvain Tesson s’alarme quelque part des dangers qui le menacent. Le principal était la pollution entraînée par le déversement dans ses eaux limpides des déjections d’une gigantesque usine de cellulose et de pâte à papier, située à l’extrémité sud. Depuis octobre – c’est la seconde bonne nouvelle dont je parlais au début – le combinat a cessé – définitivement semble-t-il – de fonctionner. Grâce à quoi le Baïkal restera le lac le plus pur du monde, dans lequel les ours pourront continuer à venir se désaltérer, les phoques d’eau douce à batifoler, les mille variétés de bestioles copépodes ou amphipodes, qui assurent « la propreté des eaux en même temps qu’elles en témoignent », à prospérer, et l’omoul, ce délicieux poisson qui constitue la base de l’alimentation des habitants du pourtour baïkalien, d’y proliférer à nouveau.
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