Sylvain Tesson : il était en cavale, le voici en cabane par Jean-Louis Gouraud
Fin XVIIIe siècle. Le comte Xavier de Maistre, jeune frère du déjà célèbre politicien contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, choisit le métier des armes. La Savoie, son pays natal, étant alors rattachée au royaume de Sardaigne, il s’engage, en 1781, dans l’infanterie de marine sarde. Mis aux arrêts, comme il arrive à tout officier doté d’une certaine personnalité, l’idée lui vient, pour tuer le temps, d’écrire son « Voyage autour de ma chambre », charmante narration, en 42 courts chapitres, dans laquelle il se moque gentiment de la mode des voyages lointains, et invite le lecteur, avec une grâce toute aristocratique et un humour très Grand Siècle, à vagabonder sans sortir de chez soi.
L’ouvrage, paru en 1795, connaîtra un énorme succès. Mais son auteur sera « puni » de ses moqueries, sa carrière de soldat et les aléas de la politique le contraignant, par la suite, à voyager beaucoup, participant à de nombreuses campagnes, qui le mèneront en Italie, en Suisse, en Géorgie et en Russie.
En 1805, Xavier rejoint son frère aîné Joseph, qui s’était réfugié à Saint-Pétersbourg, et y avait noué des relations cordiales avec le tsar, Alexandre Ier, l’ennemi juré de Napoléon. S’étant alors engagé dans l’armée russe, Xavier de Maistre participa même, avec le grade de colonel, à la guerre contre la France (1814). Il mourut à Saint-Pétersbourg en 1852.
Fin XXe, début XXIe siècles. Le jeune Sylvain Tesson, fils du célèbre homme de presse, commentateur politique, débatteur télégénique et critique de théâtre Philippe Tesson, choisit de passer sa vie à voyager : voyager pour vivre et vivre pour voyager. A trente ans à peine, il avait fait déjà plusieurs fois le tour du monde – et raconté ses aventures dans une bonne dizaine d’ouvrages fort bien tournés.
Voyant poindre la quarantaine, il fut pris d’une soudaine angoisse : où allait le mener toute cette agitation ? Le nombre de kilomètres parcourus avait-il raccourci le nombre des années passées à les parcourir ? Certes pas. Quelque chose clochait donc dans le système. Sylvain décida alors d’essayer autre chose. S’arrêter. Ne plus bouger. S’enfermer quelque part, pour ne plus en sortir.
Comme les de Maistre, il choisit de s’exiler en Russie. Non pas à la cour impériale mais loin, le plus loin possible, là où personne ne viendrait troubler sa solitude. Se mettant ainsi lui-même aux arrêts, il s’installa pendant six mois dans une isba blottie au fond des bois, en bordure du lac Baïkal. Au cœur de la Sibérie.
Juste avant son départ pour cet exil volontaire, j’avais demandé à Sylvain d’assurer la rédaction en chef d’un numéro entier de ma chère revue Cheval Chevaux (éditions du Rocher) consacrée au cheval comme moyen d’évasion. Il s’en était acquitté avec brio, avait eu la bonne idée d’intituler l’ensemble « En cavale ». Il aurait dû intituler le recueil des notes prises au cours de son séjour sibérien d’un titre voisin mais antinomique : « En cabane ».
Pour tuer le temps – ou plutôt pour essayer de le prolonger, de le ralentir, de le ressusciter – il rédigea en effet, comme Xavier de Maistre, une sorte de voyage autour de sa chambre, dans lequel, sans se moquer, bien sûr, des dévoreurs de kilomètres, des boulimiques atteints de bougeotte, ni rien renier de ses propres aventures passées, il s’interroge. Pour conclure in fine « l’immobilité m’a apporté ce que le voyage ne me procurait plus » : elle « m’a aidé à apprivoiser le temps ».
Le recueil des réflexions qui ont agité le cerveau fertile de Sylvain Tesson pendant ces six mois d’ermitage vient de paraître (chez Gallimard) sous le titre « Dans les forêts de Sibérie ». Il faut le lire, même si on y croise plus souvent des ours que des chevaux.
De chevaux, il n’est en effet question qu’une seule fois. Ce jour-là , 18 avril, Sylvain reçoit un de ses rares visiteurs, Sergueï, qui lui propose de l’emmener – en voiture – à l’extrémité sud de la Réserve dans laquelle se trouve son isba. Arrivé au village de Pokoïniki, il assiste à la scène suivante.
« Dans la forêt de mélèzes, glissent des ombres. Les chevaux évitent savamment les troncs, les sabots crèvent la neige avec un bruit de poing dans l’oreiller de plume et des panaches de vapeur enfument les chanfreins. Ces bêtes appartenaient à un élevage tenu par les employés de la station météorologique de Solnechnaya, à deux kilomètres au nord de Pokoïniki. Elles sont revenues à l’état sauvage en 1991, quand l’Union soviétique s’est écroulée et que les gens ont quitté les lieux. Au soir tombant, un cheval de quatre ou cinq ans vient errer entre les cabanes, la tête basse. Il a quitté les siens pour mourir. Il se couche face au lac. Sergueï pousse un soupir et l’achève d’un coup de poignard à la carotide. Nous le dépeçons à la hache. Les entrailles fument dans le froid, des geais se postent au sommet des pins, les tripes s’écoulent dans un froissement, parfaitement imbriquées, soyeuses. Le soir tombe sur ces épanchements. Les chiens, qui attendaient leur heure, sont autorisés à se repaître. »
Ce n’est certes pas très gai, mais cela donne un aperçu du talent du narrateur, qui parvient à rendre intéressantes, voire palpitantes, les cent quatre vingt journées passées dans le plus grand isolement et la plus grande solitude, au cours desquelles il ne se passe pourtant « rien » – ou pas grand chose. Si ce n’est dans la tête effervescente de l’ermite.
En refermant ce journal de cabane (267 pages), on se souvient de ce que Joseph, le frère aîné de Xavier de Maistre, a écrit en 1812, en introduction à une réédition des œuvres de son benjamin, dont il admirait les dons d’imagination et d’écriture. Notre intention, y explique-t-il, n’est pas de rabaisser le mérite des vrais grands voyageurs : Magellan, Cook et d’autres. Cependant, c’est un devoir pour nous de faire remarquer le mérite particulier du « Voyage autour de ma chambre » [ou, dans le cas de Sylvain Tesson, autour de sa cabane] « qui le place fort au-dessus de tous ceux qui l’ont précédé. Les plus fameux voyages, écrit Joseph de Maistre, peuvent être répétés ; un élégant pointillé nous les représente sur toutes les mappemondes, et chacun est libre de s’élancer sur les traces des hommes hardis qui les exécutèrent. Il n’en est pas ainsi [des voyages imaginaires] que nul mortel ne peut se flatter de [pouvoir] recommencer ».
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